Petite Sœur

      Nathan, le souffle court, entra dans les toilettes insalubres de la station-service qui bordait la ville – soulagé de l’avoir enfin atteinte. L’endroit sentait l’urine, la sueur et le détergent bon marché. Ça piquait la gorge. Le garçon déposa sa petite sœur sur le battant du cabinet, à la propreté douteuse, et rejoignit le lavabo crasseux, laissant la porte des toilettes entrebâillée.

Il jeta un coup d’œil à Lilou.

     Elle avait pleuré, mais maintenant elle semblait seulement hébétée, anesthésiée par les évènements – les abjectes circonstances qui avaient fait d’elle une orpheline. Il ne savait pas si elle avait compris. Peut-être était-ce mieux ainsi.

    Il tourna les deux robinets – d’eau chaude et d’eau froide – et mit ses doigts souillés de sang sous le jet tiède qui adopta instantanément une teinte rouge pâle écœurante, glaçant ses veines, lui rappelant ce qu’il avait fait.

     Les mains tremblantes, Nathan attrapa le pain de savon desséché et fendu – qui traînait sur le coin de l’évier – et commença à se récurer rigoureusement doigts et poignets. Il frotta. Et frotta encore, nerveusement, frénétiquement. Le sang avait disparu depuis longtemps, mais il continua de savonner. Il fallait effacer tout ça. Il y avait eu tellement d’hémoglobine.

     Il leva le nez et découvrit son morbide reflet dans la glace piquetée de taches noires, fixée au-dessus de l’évier.

     Il hoqueta.

    Les larmes – qui coulaient silencieusement sur ses pommettes moites – délavaient les traces vermeilles qui souillaient son jeune visage. Il se pencha et nettoya énergiquement ses joues.

Sa peau irritée – rouge d’avoir été trop astiquée – lui semblait toujours poisseuse. Il fallait continuer de laver. Pour oublier. Pour effacer.

    Qu’avait-il fait ? Mais qu’avait-il fait ?

     Il avait couru, fuyant les lieux, fuyant cette vie, sa petite sœur dans les bras. La seule chose précieuse qu’il n’eut jamais eue, la seule chose qu’il fallait protéger et chérir. Il serra les dents, faisant rouler les muscles tendus de sa mâchoire. Leur père. Leur père l’avait un peu trop aimé, lui.

     Nathan s’en voulait tellement de ne pas avoir agi plus tôt. De ne pas avoir saisi que les sanglots étouffés de sa sœur – qu’il entendait de sa chambre, chaque nuit depuis une semaine – n’était pas le fait d’une de ces habituelles punitions au ceinturon, dont ils étaient coutumiers.

    La première fois que leur père avait porté la main sur sa sœur, Nathan s’était rebellé et n’avait fait qu’attiser un peu plus la rage du patriarche. Il avait alors enduré les coups à la place de Lilou, sans broncher, serrant les dents, fermant les yeux, se protégeant le visage de ses frêles bras déjà couverts de bleus.

    Il avait failli mourir ce jour-là.

    Leur père s’était calmé par la suite, effrayé par sa propre brutalité.

    Il s’était excusé, avait juré qu’il ne recommencerait plus, qu’il les aimait et qu’il ne voulait pas leur faire de mal. Il s’était adouci, leur avait acheté des glaces, les avait emmenés au cinéma et, durant une brève période, la vie avait été plus facile, plus sereine, presque agréable.

    Mais le caractère belliqueux de leur géniteur n’était pas resté longtemps en hibernation. Il avait tenté de se maîtriser, se contentant, au début, d’une baffe pour lui ou d’une fessée pour elle.

    Et puis…

    Un soir, il avait de nouveau éclaté, dominé par cette fureur destructrice qui le rendait hargneux, incontrôlable, détestable. Lilou avait laissé tomber une assiette mouillée qu’elle tentait d’essuyer avec un chiffon propre tandis que Nathan finissait la vaisselle. Elle avait seulement voulu participer. Son frère lui avait pourtant murmuré de l’attendre dans sa chambre, qu’il la rejoindrait pour lui lire une histoire.

    Mais elle avait insisté. Pour aider.

    Une déferlante de coups s’était abattue sur eux ce soir-là. Et les jours suivants.

    Nathan renifla et fit jouer ses épaules pour soulager ses muscles ankylosés. Il avait mal au bras d’avoir porté sa sœur si longtemps tout en courant. Il plongea ses doigts mouillés dans ses cheveux décoiffés – plus pour ordonner ses pensées que son indomptable tignasse brune.

    Ses mains tremblaient. Son corps tremblait. Son cœur tremblait.

    Il n’avait pas voulu ce qui était arrivé, ce soir. Non. Si seulement leur père s’était arrêté lorsqu’il lui avait demandé.

    Mais Nathan n’avait pas eu le choix. Il n’avait supporté plus longtemps les sanglots assourdis de Lilou. Il était intervenu, avait supplié leur géniteur de la laisser tranquille. De cesser de la torturer.

    Mais impossible de le raisonner.

    Leur père l’avait violemment poussé lorsqu’il avait attrapé son bras pour l’éloigner de sa sœur. Nathan était tombé, se cognant la tête contre le modeste bureau de Lilou et – à moitié sonné – avait relevé le nez pour voir leur géniteur plaquer une main sur la bouche de sa petite sœur.

    Quelque chose s’était alors brisé en lui.

   Il avait regardé Lilou et croisé ses douces prunelles – si rieuses d’ordinaire – qui, en cet instant, étaient pleines d’une panique impossible à supporter.

    Nathan avait hurlé, s’était relevé et avait quitté la pièce. Non pour fuir, mais pour récupérer la batte de base-ball de leur géniteur. Il en était si fier, leur père, de sa batte en fibre de carbone qui avait coûté si cher, privant sa sœur d’un manteau chaud pour l’hiver.

    Nathan battit des paupières, rattrapé par le présent, en sentant quelque chose tirer sur sa manche.

    Il baissa la tête et vit Lilou qui le dévisageait de ses grands yeux innocents, rougis par les pleurs.

    — Papa ? demanda-t-elle de cette petite voix fluette qu’il aimait tant.

   Nathan, pris au dépourvu par la question, cessa un instant de respirer. Il s’agenouilla devant sa sœur, caressa ses cheveux ambrés qui encadraient à merveille son joli visage en forme de cœur, et lui sourit.

    — Papa ne te fera plus jamais de mal, choupinette. Plus jamais !

    Il la prit dans ses bras, la cala contre sa hanche et quitta les toilettes délabrées, laissant la porte crasseuse se refermer lentement, sans bruit, derrière lui et leur passé sordide.

 

© Claytone Carpe 2020

Smile Like You Mean It By dreamarian
Smile Like You Mean It By dreamarian
Commentaires: 0