Le déchet

   De son couteau de dépeçage à lame courbée, il déchira adroitement la peau de sa victime pour la décoller de la chair sur tout le flanc de la bête. Le canidé, encore vivant, tressaillit en couinant lamentablement sous la torture. Il ne pouvait rien faire d’autre que gémir piteusement, il était presque mort. Le chasseur aurait pu l’achever, mais perdre une balle supplémentaire par commisération n’était pas dans sa nature. Ce n’était qu’un animal après tout.

   Avant d’être cet amoncellement de chair et de peau, cela avait été son chien, mais ce dernier avait attrapé une proie de trop sans partager avec son maître et avait payé les conséquences de son égoïsme malavisé.

   Dès que l’entaille fut suffisamment longue et profonde, le chasseur attrapa la peau du chien avec les doigts tout en tenant les pattes arrière de l’animal et tira un grand coup sec pour décoller la peau de la chair. Le chien eut un dernier soubresaut accompagné d’un glapissement de souffrance, avant de pousser son dernier souffle, soulagé de quitter cette vie de misère qui ne lui avait apporté que souffrance, faim et mépris en récompense d’une servitude docile. Ainsi allait la vie des créatures asservies par les deux-jambes.

 

   Après avoir tendu la peau de son chien pour la faire sécher, il s’occupa de découper la chair pour la stocker. Une fois son travail achevé, le chasseur se rengorgea lui-même d’avoir si bien travaillé. Il aurait de quoi manger pour plusieurs jours et pourrait prendre un peu de temps pour se divertir à la maison close. Rien qu’à l’idée de pouvoir se défouler sur les putes, il sentit son pantalon le serrer.

   Son sac sur le dos, le chasseur descendit la pente rocheuse qui le mènerait jusqu’au village où il avait l’intention d’acheter un chiot suffisamment jeune pour être maté convenablement et en faire une vraie chose servile.

 

***

   – Ben c’est qui m’reste plus qu’ce clebs m’sieur. Ouais, mais r’gardez, il est solide. J’ai vendu tous les autres au marché ces derniers jours. R’garder ma belle comme elle est robuste, elle fait que de costauds corniauds, vous s’rez pas déçu. Elle est un peu maigre là, trop de p’tiots à allaiter et pas assez de proies chassées. Vous savez comment qu’c’est, hein ? Voudriez pas non plus que j’la nourrisse. Elle a tous les rongeurs qui traînent dans l’étable, à bouffer, faut juste qu’elle bouge son cul d’là.

   L’agriculteur avait posé le chiot sur la table, juste à côté de la chope de bière éventée que la femme, au regard apeuré et fuyant, avait serviablement offert pendant que les hommes discutaillaient tranquillement affaire. Le chiot était minuscule. Ses oreilles duveteuses lui tombaient de chaque côté et rebondissaient au moindre de ses mouvements joueurs. Il était d’une belle couleur écrue, avec de grands yeux noirs brillants, pétillants de cette joie que seuls les jeunes pouvaient avoir, avant de connaître la vraie vie.

 

   La petite créature, qui avait perdu tous ses frères et sœurs, s’ennuyait de ne plus pouvoir courir et jouer avec eux. Maman avait beaucoup gémi d’être séparée de ses petits pas encore sevrés. Mais elle disait que c’était comme ça à chaque fois et que ceux qui ne trouvaient pas maître rapidement se retrouvaient noyés par le paysan.

   Alors, lorsque le deux-jambe de la maison l’avait attrapé par la peau du cou, le chiot avait couiné de terreur, mais maintenant qu’il était sur la table, il en oubliait toute prudence. Les deux-jambes ne cessaient de le scruter avec insistance et il se dit qu’ils voulaient peut-être jouer avec lui. Il frétilla de la queue, ce qui le déstabilisa un instant sur ses pattes encore instables, et s’approcha de l’inconnu, la langue pendante de malice, et se mit à lui lécher les doigts pour l’inciter à venir jouer avec lui. Le deux-jambes lui répondit en lui administrant un violent coup du revers de la main, l’envoyant valdinguer au bord de la table. Le chiot battit frénétiquement des pattes, griffant le bois, dans l’espoir de ne pas tomber, mais son arrière-train était déjà dans le vide. Son propre poids l’entraîna vers le bas et il chut au pied de la table, couinant de douleur en se réceptionnant mal sur le flanc.

   Le chiot glapit en se remettant sur ses quatre pattes pataudes, espérant décamper rapidement pour se cacher dans un coin sombre, mais une large poigne lui agrippa de nouveau la peau du dos. Il fut sitôt jeté sans ménagement dans un sac puant la charogne et la mort. Il glapit, se débattit et reçut en retour un violent coup qui le fit sitôt se tenir tranquille.

***

Joen's Knife by Aikurisu
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   Le chasseur était content de sa trouvaille. La bestiole était jeune et malléable. Il en ferait vite une bête docile. Ragaillardi par sa fructueuse journée, il s’arrêta en passant devant la maison close, hésitant. Il regarda son sac de peau puant, où le chiot se débattait timidement de temps à autre, puis l’entrée du bordel. Il avait quand même grande envie d’aller tâter du cul et de distribuer quelques branlées. Son fardeau sur l’épaule, il poussa la porte.

   Dès son entrée il y eut moult mouvements furtifs dans la salle. Toutes les prostituées le connaissaient et aucune ne voulait être l’heureuse élue de ses attentions. Il devait payer un supplément pour avoir le droit de cogner, mais ça en valait la peine, les entendre couiner et pouvoir admirer leur visage couvert de larmes et de sangs était jouissif. Dès qu’il aperçut la maquerelle, il lâcha sa gibecière qui atterrit au sol sur un bruit mat, suivi d’un glapissement douloureux. La matrone leva la tête, se renfrognant en voyant qui était le client, puis d’un regard embrassa la salle pour voir si elle distinguait une de ses filles. Toutes avaient subitement trouvé mieux à faire.

   – Tu veux qui ? demanda-t-elle, peu amène.

   – La grosse Dolly.

   Aussitôt un couinement malheureux retentit, à l’autre bout de la salle, dans l’un des étroits couloirs.

 

   – Dolly, sauve-toi. Tu n’es pas obligée d’y aller. S’il ne te trouve pas, il en prendra une autre, sanglota Fanny, sa meilleure amie.

   Tout comme Dolly, Fanny était déjà passée sous les mains du chasseur, elles savaient donc toutes deux ce qui attendait son amie. Mais avant que Dolly puisse suivre ses conseils, une main brutale s’abattit sur son épaule. Elle cria de peur en sursautant.

   – Allez, vient là ma belle. J’ai déjà payé ta patronne.

   Le chasseur prit la main de Dolly dans sa grosse poigne ferme et collante, toujours poissée du sang de son chien qu’il avait tué puis dépecé, pas réellement dans cet ordre d’ailleurs, quelques heures plus tôt, et la traîna derrière lui, tout en gardant sur l’épaule le sac qui glapissait régulièrement en s’agitant.

   Dolly jeta en arrière un regard résigné et vit Fanny, couverte de larmes, voyant son amie ainsi choisie.

 

   Dès que la porte fut fermée, Fanny s’approcha craintivement. Si elle avait le courage, elle entrerait et tuerait ce déchet, mais voilà, Fanny était comme toutes les autres, trop faible pour agir à sa guise et faire de ses actes des évènements admirables. Non. Fanny, comme toutes les autres, ne savait que fléchir l’échine sans broncher et subir le joug des plus forts sans trop crier. Plus elles criaient et plus les brutes cognaient.

   Fanny sursauta, elle venait d’entendre, à travers la porte, le bruit d’une gifle et les pleurs de Dolly commencer.

  Tout en exécutant les cent pas devant la chambre, se faisant un sang d’encre pour son amie qu’elle entendait glapir de douleur ou couiner de frayeur sous les coups de poings et de hanches de son client, Fanny aperçut Lame entrer dans l’établissement. C’était comme ça que toutes l’appelaient ici, Lame. Et d’une, elle n’avait jamais voulu donner son vrai nom et de deux, elle poignardait tous ceux qui lui cherchaient noise, même un tout petit peu.

 

   Lame avait le visage dissimulé sous son couvre-chef défraîchi et profondément enfoncé sur sa tête, dissimulant ainsi ses yeux dès qu’elle baissait légèrement le menton, lui conférant un air encore plus féroce. Sa longue redingote râpée et élimée, d’un sombre vert terne, lui arrivait aux mollets et claquait sur son pantalon, tout aussi usé, comme une voile mal arisée, accentuant encore son charisme naturel alors que ses armes, son sabre court et son poignard, soulignaient avec assurance sa taille svelte et musclée.

   La présence naturellement menaçante et curieusement réconfortante de la sabreuse donna à Fanny une lueur d’espoir. Elle dévala les marches et se jeta dans ses bras.

   – Lame, le chasseur est avec Dolly.

   Lame souleva légèrement son chapeau de chanvre déformé du bout du doigt et leva les yeux en direction de l’étage. Un cri et des pleurs retentirent, étouffant les ahanements pourtant bruyants de l’homme.

   – J’entends ça.

   – Lame, tu dois le tuer. Tue le chasseur pour nous.

   – Ça ma p’tite, c’est une mauvaise idée. C’est un malade ce gars, même moi je ferais pas le poids face à c’déchet.

   – S’il te plaît Lame, je te donnerai tout ce que j’ai.

   Lame, qui avait posé une main tendre sur la hanche de Fanny lorsque cette dernière s’était jetée dans ses bras, la regardait avec une lueur chagrine, les sourcils froncés et un rictus contrarié à la commissure de ses lèvres.

   – J’voudrais bien chérie, j’te jure, mais une lame ne suffira pas face au chasseur.

   Fanny se pencha alors plus avant, rapprochant ses lèvres de l’oreille de la sabreuse et murmura.

   – Je sais où la patronne cache son pistolet à silex.

   – Vrai ? s’enquit Lame, intriguée, affichant enfin son redoutable sourire mutin.

 

***

   Lame suivait le chasseur depuis un moment et se demandait où il pouvait bien aller comme ça, avec son sac puant la mort et rempli de ce qui semblait être un chiot, au son craintif qui s’en échappait de temps à autre. Elle aperçut alors le campement et vit la peau tendue et la chair fumée accrochée contre une cloison – un entrelacs de branchages – adossée à ce qui semblait être une minuscule hutte prête à s’écrouler au moindre souffle d’alizé.

   Le déchet jeta le sac quelques pas devant lui pour le simple plaisir de faire glapir le chiot de douleur. Puis avant d’ouvrir la sangle qui empêchait le jeune canidé de sortir, il donna un bon coup de pied dans le sac. Un déchirant jappement retentit et Lame serra les dents. Il était temps d’agir. Elle avait subtilisé le pistolet à silex à la maquerelle, ainsi que la poudre et les balles. Elle n’avait pas l’habitude d’utiliser couramment ce genre d’arme, mais en avait tout même l’expérience suffisante pour réussir à tuer rapidement sa cible. Du moins elle l’espérait.

 

   L’arme chargée au poing, Lame s’avança, quittant le couvert des arbres pour se dévoiler au chasseur qui lui tournait le dos, occupé à sortir une adorable boule de poil couleur sable, du sac exhalant la charogne.

   Du bout du bras, le déchet tenait la pauvre bête par la peau du cou, et alors qu’il rapprochait rapidement sa main libre pour distribuer un nouveau coup, le chiot le mordit, sans force ni conviction, juste pour avertir ce deux-jambes de cesser de lui faire mal. Ni une ni deux le chasseur jeta méchamment le chiot au sol et lui décrocha un furieux coup de pied qui fit hurler de souffrance la pauvre créature qui alla cogner durement contre un rocher, la faisant aussitôt taire. Inerte.

   – T’es vraiment un sacré mâle toi, y a pas à dire, un dur de dur, un vrai déchet dans toute sa splendeur ! lança Lame, narquoise, pour indiquer au chasseur sa présence.

   Celui-ci sursauta, surpris de ne pas avoir entendu cette femelle, armée en sus, débarquer.

   – T’es qui toi ? cracha-t-il d’une voix forte et menaçante qui fit sourire Lame.

   Elle ne se donna pas la peine de se présenter, elle continua d’avancer pour avoir une meilleure chance de viser correctement et le temps que le chasseur se convainque que cette femme allait réellement tirer, une balle lui traversait la gorge de part et d’autre. Le sang jaillit, inondant son cou et sa chemise.

Digital Art by Arelia-dawn
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   Il porta la main à la plaie, tomba à genou devant Lame, la regarda avec stupéfaction puis s’écroula à ses pieds, mort.

   – Eh bien, c’était plus facile que je l’pensais.

Elle rangea l’arme à feu dans son fourreau et alla vérifier si le chiot était bien mort.

 

   Lorsque Lame entra dans la maison close, elle fut accueillie par une impressionnante quantité de froufrous qui se pressèrent de l’entourer. Visiblement les filles avaient eu vent de l’affaire concernant le chasseur.

   – Alors ? demandèrent-elles en de doux murmures intrigués, jetant des regards apeurés en direction de leur matrone.

    – Tu l’as tué ?

   – Il est mort ?

   – À l’heure qu’il est, mes chéries, vot’e chasseur nourrit les charognards.

   Des exclamations de joies retentirent dans toute la salle et la maquerelle leva la tête de ses comptes pour voir ce qui se passait, fronçant les sourcils en constatant que Lame accaparait, une fois de plus, toutes ses filles qui bondissaient d’allégresse tout en se jetant dans ses bras.

   Un glapissement craintif retentit alors que Fanny serrait un peu trop fort la sabreuse contre son cœur. Elle recula, surprise, et toutes les voix se turent. Lames ouvrit sa redingote et attrapa la boule de poils pour l’installer délicatement dans les bras de Fanny qui, comme toutes les filles, s’exclama de ravissement, des trémolos affectueux dans la voix, le regard brillant, devant ce chiot tout ébouriffé par ses mésaventures passées.

 

   Ce dernier, fort aise d’être ainsi dorloté et réconforté par toutes ces dames, frétilla de la queue tout en frottant allègrement sa truffe contre la main d’une Fanny émerveillée.

 

© Claytone Carpe 2018

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