Dragon !

L'antilope et l'archer

Épisode IV

   Dans le ciel étoilé, merveilleusement éclairé par la Voie lactée, se dessina soudain une ombre gigantesque et terrifiante. Un dragon, devina Mohanä. Cette dernière se tourna vers Lowen – l’archer qui de nombreuses lunes plus tôt, l’avait sauvé d’une bande d’humains enragés, excités à l’idée de dépecer une change-forme, mi-humaine mi-euchore – et constata qu’il avait les yeux rivés vers le ciel.

   — Ne te change pas en antilope cette nuit, Nä, lui conseilla-t-il en entrelaçant sans y penser leurs doigts.

Judicieuse suggestion, pensa-t-elle.

   Lorsque l’ombre gigantesque – couvrant de sa masse les étoiles – effectua un large demi-tour, semblant soudain se diriger droit sur eux, un frisson glacé lui parcourut l’échine. Son adrénaline s’emballa et elle n’eut plus qu’une envie ; fuir. Et quel meilleur moyen que la métamorphose en antilope ? Sur ses quatre pattes, elle était plus agile, plus rapide, plus rassurée. Sous sa forme humaine, son corps était restreint, manquant de souplesse et de rapidité.

   Mais Mohanä n’était plus seule maintenant. Lowen s’était emparé de son cœur bien malgré elle. Il était devenu son axe, son encrage dans ce monde si cruel. Elle ne pouvait, ne voulait l’abandonner.

Le dragon se rapprocha dangereusement d’eux et son souffle chaud, s’échappant de ses larges narines, glaça ses veines et décupla sa peur. Une dragonne, vu la longueur de ses ailes, et émeraude qui plus est. Magnifique, observa Mohanä en déglutissant difficilement. Terrifiante.

   — Cours Nä ! s’écria Lowen, en comprenant qu’ils étaient devenus les cibles du prédateur ailé.

   Mohanä se changea aussitôt en euchore sans en avoir conscience, trop terrifiée pour réfléchir. Ses vêtements churent près de ses sabots et d’un bond souple elle se rapprocha du couvert des arbres, seul endroit où elle serait en sécurité – la dragonne ne pouvant s’y faufiler. Mais son cœur fit un bon dans sa poitrine lorsqu’elle réalisa qu’elle laissait derrière elle Lowen qui courrait dans le sens inverse. Il hurlait sur la dragonne pour que celle-ci détourne son attention de l’antilope fort alléchante – quoique trop petite pour rassasier une si grande créature. Mohanä dérapa et battit des pattes en exécutant un demi-tour scabreux, glissant sur le sol rocailleux précédent celui, moelleux, de la forêt. Elle se rétablit et, alerte, déplia ses fines pattes musclées et se propulsa loin du sol en de gracieux bonds vertigineux, poussant un cri caverneux – caractéristique des euchores – qui fit se figer d’attention le gros reptile affamé.

   Dès que la change-forme fut certaine d’avoir suscité l’intérêt de l’imposante prédatrice, elle jeta un regard à Lowen, qui de ses prunelles affolées la dévisageait avec désespoir, craignant pour elle.

   — NON ! hurla-t-il. Non, saleté de dragon, viens à moi, viens ici !

   Mais il était trop tard, l’énorme mastodonte battit des ailes et se lança à sa poursuite. Mohanä sauta avec élégance sous son nez, excitant ainsi son appétit, pour disparaître la seconde suivante sous les frondaisons, à l’abri sous l’immensité feuillue.

 

   Valhénä, l’imposante créature émeraude, survolait maintenant la canopée dans l’espoir d’avoir une ouverture pour attaquer.

   L’antilope, malgré la sécurité de la forêt, courrait comme une furie, la panique d’être dévorée ayant embrouillé sa capacité à raisonner. Elle ne risquait plus rien, sauf si la dragonne se décidait à mettre le feu à la forêt, mais ce n’était pas dans les habitudes de ces gros reptiles. Tout détruire pour n’obtenir qu’un petit en-cas n’aurait pas été judicieux. Les dragons étaient intelligents. Mais sur l’instant, l’instinct de survie de l’antilope avait la main mise sur son esprit et plus rien ne comptait que les battements affolés de son cœur. Elle fuyait avec tant d’élan que c’était à peine si ses sabots effleuraient le sol mousseux de la forêt.

   Mais lorsque Mohanä sentit l’intérêt de la dragonne faiblir et que la masse gigantesque qui lui faisait de l’ombre s’éleva dans les airs – se détournant enfin d’elle – elle s’arrêta,

Antelope by SalamanDra-S
Antelope by SalamanDra-S

les pattes flageolantes. Elle se retourna pour humer l’air et compris où se dirigeait la créature. Idiot !

   Levant les yeux, elle aperçut entre les branches l’escarpement rocheux qui déchirait le ciel et dominait la forêt. Son compagnon était perché sur un appontement et hurlait imprécation sur imprécation pour attirer la prédatrice à lui.

   Dès que la dragonne fut à portée de tir, Lowen commença à tirer ses flèches avec son arc long. Mais les fins projectiles aux pointes pourtant tranchantes ne faisaient que chatouiller la solide carapace couverte d’écailles – l’agaçant à peine plus qu’une piqûre d’insecte sur une peau humaine.

   Mohanä fit demi-tour, jurant intérieurement, et détala comme jamais elle n’avait détalé. Ce n’était plus sa vie qui était en jeux, mais celle de Lowen. Et il était hors de question qu’elle le perde.

 

   La dragonne se posa au pied de la montagne pour arracher une des flèches qui s’était fichée entre deux écailles, lui occasionnant de terribles picotements.

   L’euchore en profita pour charger.

   Baissant la tête, visant le postérieur du reptile, elle fonça – ses petites cornes pointues prêtes à empaler sa cible. Mais au lieu de se planter dans la chair de sa victime, ses jolies cornes torsadées rebondirent sur les écailles lustrées.

   L’immense dragonne tourna alors son long cou dans sa direction et lui présenta une rangée impressionnante de dents luisantes toutes plus acérées les unes que les autres, brillant d’un dangereux éclat. De ses narines dilatées, elle souffla sur l’importune, laissant échapper une fumée grisâtre et suffocante qui sécha en un instant le pelage couvert de sueur de l’antilope – qui ne put retenir un couinement de terreur.

   Mohanä recula d’un pas tremblant, pendant que Lowen quittait son perchoir pour faire le tour de l’imposante créature et la rejoindre.

   — On reste ensemble cette fois, lui souffla-t-il en posant une main protectrice sur son encolure.

  L’euchore acquiesça – ses yeux globuleux s’agitant nerveusement dans leurs orbites – avant de déguerpir avec l’archer, sous les branches réconfortantes de l’immense forêt verdoyante.

   La dragonne, furieuse de voir ses deux proies disparaître, bondit et d’un mouvement sec tendit son cou élancé entre les arbres – aussi rapide que la langue d’un caméléon – et referma sa mâchoire sur un claquement sonore, arrachant une petite touffe de poils sombres qui couvraient d’ordinaire l’extrémité de la queue de l’antilope en un joli panache brillant.

   Aïe ! Mohanä couina de douleur en bondissant de plus belle loin des dents tranchantes de la prédatrice qui poussa un rugissement de frustration en comprenant qu’elle resterait bredouille.

 

   Le sol trembla lorsque Valhénä poussa de toutes ses forces sur ses pattes pour s’envoler vers le ciel constellé d’étoiles tout en grondant de rage – une touffe de poils drue indubitablement coincée entre les dents lui chatouillerait encore longtemps le palais.

 

 

© Claytone Carpe 2019

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